Quand l’Etat oublie l’expertise nationale au profit des cabinets de conseil en stratégie
Les récents mois ont mis en lumière le renforcement d’un phénomène ancien : le recours de l’Etat français à des prestations de cabinets extérieurs et souvent étrangers. Alors que l’activité de nombreux cabinets de conseil en stratégie est en berne, jusqu’à moins 50 % pour certains d’entre eux, la practice secteur public de plusieurs cabinets conserve une activité soutenue.
Ces cabinets s’impliquent en effet massivement auprès des différentes instances gouvernementales depuis le début de la crise sanitaire. Les exemples sont nombreux :
• Bain a travaillé à une mission pour la Direction Générale de la Santé autour des tests de dépistage ;
• Le Boston Consulting Group (BCG) a aidé l’AP-HP à affiner les prévisions des besoins de renfort, sur la base d’un modèle épidémiologique ;
• Roland Berger a travaillé pour l’AP-HP sur une série de sujets concernant la pandémie : la gestion du surcroît de flux de matériels, l’essor de la plateforme d’e-learning à destination des soignants, et la montée en puissance de la task-force « renforts » de l’AP-HP. Le cabinet a également accompagné la Direction générale des entreprises, la DGE – qui dépend de Bercy – afin d’identifier les chaînes de vulnérabilité du secteur industriel, à savoir sa dépendance très/trop forte par rapport à ses fournisseurs, mais également à un plan de relance sectoriel de l’industrie ;
• Strategy&, l’entité de conseil en stratégie de Price Waterhouse Cooper (PwC), a accompagné le ministère de la Solidarité et de la Santé sur différentes thématiques dont la gestion des parcours des patients, la disponibilité des lits, les moyens de protection ;
• EY-Parthenon est intervenu auprès de Bercy dans l’accompagnement de la DGE sur la préparation et le lancement du fonds de solidarité des PME-TPE. Beaucoup de missions courtes et ciblées dans le secteur public donc, qui ont le double avantage de positionner les cabinets en soutien à l’effort national et, plus prosaïquement, d’occuper des cohortes de consultants, en télétravail. Sans oublier que ces travaux de crise permettent d’entretenir des relations institutionnelles, voire d’en créer de nouvelles. Avec en ligne de mire de futures missions. Depuis la fin du mois de décembre et l’annonce de la stratégie vaccinale contre le coronavirus, le gouvernement semble marcher sur des oeufs. Sous le feu des critiques, et pour éviter une nouvelle crise après celles des masques et des tests, le gouvernement a décidé de s’adjoindre les services de trois grands cabinets de conseil privés : McKinsey, PWC et Accenture.
La mission confiée à McKinsey est triple. Il s’agit à la fois de déterminer le cadrage logistique de la vaccination, de comparer les pratiques sanitaires adoptées à l’étranger et de soutenir la coordination opérationnelle de la Task Force, chargée de lutter contre la diffusion du virus sur notre territoire. De son côté, le cabinet de conseil PWC épaule un sous-traitant de l’État afin d’anticiper un nouveau risque : la pénurie de seringues. Quant à Accenture, le cabinet a été chargé de la mise en oeuvre du système d’information sur la vaccination. Sous-traiter l’organisation et le conseil de la campagne de vaccination à des entreprises privées étrangères est un nouvel aveu de faiblesse de l’appareil d’Etat. Pourquoi payer des dizaines de milliers de fonctionnaires, souvent très compétents, dans les ministères, les ARS, la Haute Autorité de la santé, les agences ou établissements de l’Etat, l’Agence de Sécurité du Médicament et tous les autres acteurs chargés du pilotage du système de santé français, si c’est pour le confier à des entreprises privées, étrangères de surcroît ? D’autant que des entreprises hexagonales auraient pu se charger de cette campagne de vaccination. En effet, l’Etat a reçu une offre de service, dès le 30 novembre 2020, visant à vacciner 40 millions de Français dans les délais les plus courts possibles.
Cette offre « clé en main » proposée par l’UniHA -première centrale d’achats hospitaliers avec le concours d’un consortium de grandes entreprises françaises dont CapGemini Invent et GL Event – présentait plusieurs avantages : avoir un interlocuteur unique pour l’État qui prend tout en charge à partir de la négociation des vaccins (choix, prix, acheminement, stockage etc.) grâce à un réseau de sites en propre, d’une connaissance de l’écosystème en France et d’un savoir-faire technique intégré. Mais l’Etat a ignoré cette offre de service française pourtant sérieuse et bien ficelée pour lui préférer Mckinsey ! D’autres opérateurs français auraient pu intervenir sur ce sujet : Wavestone, Eurogroup Consulting, CMI, Alénium Consulting, etc… L’utilisation de ces cabinets de conseil dans la gestion de la crise Covid-19 en France recouvre une belle utopie : on peut gouverner un pays comme on administre une entreprise. Mais à chaque fois ce fantasme se heurte au réel. Un Etat n’est pas une entreprise, et si l’on confond l’un avec l’autre, on cumule les maux des deux systèmes : impuissance de l’Etat, et faillite de l’entreprise.
Tout cela illustre le rappel des membres de l’Observatoire de l’Intelligence Economique, « il n’est pas question de demander à l’Etat de se passer d’expertise externe, française ou non. Il est en revanche légitime de lui demander de veiller à ne pas exposer ses données et celles de ses citoyens à des risques d’utilisation contraire à leurs intérêts et de savoir reconnaître l’expertise nationale »