Le 9 juillet dernier, la Cour des Comptes a rendu un rapport, très attendu, sur la filière EPR. Outre le recensement des causes de l’échec opérationnel de l’EPR de Flamanville, ce rapport nous éclaire particulièrement sur les coûts et les questions à se poser pour l’éventuel renouvellement de notre parc électronucléaire. En effet, la décision politique de lancer ou non les investissements pour un programme de six nouveaux EPR, devra se prendre d’ici 2023, vraisemblablement après l’élection présidentielle de 2022.
Au-delà des questions éthiques afférentes à la gestion des déchets ou climatiques liées aux émissions de CO2, il y a lieu de s’interroger sur deux thèmes liés et structurants : les coûts et le financement de la filière ainsi que le choix du modèle de transition écologique à l’horizon 2050. Dès 2012, dans son rapport sur les coûts de la filière électronucléaire (actualisé en 2014), la Cour des Comptes s’interrogeait sur la dérive des coûts de cette filières notamment au regard des contraintes de sûreté post Fukushima. Le récent rapport met en exergue la dérive considérable de l’EPR de Flamanville, à 12,4 milliards d’euros, soit plus de 3 fois le montant initial prévu en 2006, sans compter des coûts supplémentaires à venir qui pourraient atteindre 6,7 milliards. Au global, le coût de production de l’électricité de l’EPR se situerait entre 110 à 120 euros par mégawattheure (MWh), en phase avec celui d’HinkleyPoint en construction en Angleterre. A ce niveau de coût, la Cour souligne qu’ « aucun nouveau projet ne saurait être lancé sans une forme de garantie publique », et ajoute que ce transfert du financement « vers le consommateur ou au contribuable, ne trouverait sa justification que si l’électricité produite par les nouveaux réacteurs s’avérait suffisamment compétitive visà- vis des autres modes de production d’électricité, renouvelables en particulier ».
Au moment de prendre sa décision, l’exécutif devra prendre en compte ces considérations financières, notamment en comparaison de l’évolution des coûts de production des énergies renouvelables dont le financement est désormais de plus en plus assuré par des investisseurs privés sans la moindre subvention. A titre d’illustration, l’appel d’offres pour la construction d’un parc éolien offshore de 600 MW au large de Dunkerque a été remporté par un consortium mené par EDF, avec un prix de 44 euros du MWh. Si les coûts et les modalités de financement deviennent des obstacles au renouvellement du parc électronucléaire, la transition écologique qui s’opère notamment en Europe est certainement la principale difficulté à venir pour la filière nucléaire. En effet, qui dit transition, dit changement de modèle. Cette transition n’est pas guidée par des plans ou des lois mais issue des innovations technologiques, des ruptures d’usage et de l’émergence d’un modèle décentralisé générant le transfert de la valeur ajoutée de l’amont vers l’aval de la chaîne énergétique. Dans le modèle centralisé, adopté par la France depuis plus de 40 ans, l’offre guide la demande, autrement dit la production guide la consommation.
Il s’agissait de construire, par le biais d’un acteur en monopole, le parc de production le plus conséquent possible afin de guider les consommateurs vers des usages précis. C’est ainsi qu’après avoir fait construire son parc de 58 réacteurs nucléaires par EDF, la France a encouragé des usages tels que le chauffage électrique ou la climatisation et un système de grille tarifaire (les fameux tarifs bleus, jaunes et verts) construite sur le principe du «plus l’on consomme moins l’on paie cher son électricité» ! Dans le modèle décentralisé, un changement radical de vision s’opère. Partant de l’analyse de la demande, soit la consommation d’énergie, sur laquelle les efforts se concentrent pour la réduire, par le biais d’outils innovants d’efficacité énergétique, il encourage des comportements individuels et collectifs tendant à la sobriété. Concernant la production, on commence par localiser la production sur le lieu de consommation (panneaux solaires, géothermie…), puis à l’échelon du territoire proche (éolien, biomasse, hydroélectricité, cogénération) et enfin pour équilibrer les besoins supplémentaires, des centrales au gaz ou nucléaires peuvent être mises à contribution. Ce modèle implique d’attribuer un rôle nouveau aux collectivités territoriales qui, en tant que gardiennes de l’intérêt général mais aussi propriétaires et autorités organisatrices des réseaux publics d’électricité, de gaz et de chaleur, doivent agir pour orienter les actions nécessaires.
Sur le plan industriel, alors que le premier modèle permet de concentrer les efforts de l’Etat sur un acteur unique, qui n’a d’ailleurs pas vocation à être privé, le second favorise une politique industrielle fondée sur le développement de PMI-PME travaillant localement, capables d’innover en permanence, et accompagnées par les collectivités ou éventuellement par l’Etat pour la définition des normes et des programmes de recherche. Le monde d’après aura, et pour de longues années encore, besoin du parc électronucléaire français existant, robuste et économiquement toujours efficace. Néanmoins, c’est maintenant que nous devons nous poser collectivement les bonnes questions sur le renouvellement de ce parc pour prendre des décisions qui, comme l’indique la Cour des Comptes dans son rapport, auront des conséquences jusqu’au 22ème siècle.
Avons-nous les moyens de supporter les coûts et le financement public du nucléaire nouveau ? Le nucléaire nouveau a-t-il sa place dans une transition écologique avec un modèle énergétique décentralisé ?