Philippe HUGO et Jean-Pierre LARCHER constituent, au sein de la Région Normandie, la Mission Stratégie Prospective Intelligence Economique (SPIE). Créée en décembre 2016 par le Schéma Régional de Développement Economique des Entreprises, d’Innovation et d’Internationalisation, cette Mission a pour vocation d’intégrer, de manière très opérationnelle et transversale au sein de la collectivité régionale, l’Intelligence Economique dans l’ensemble des sujets traités. Ils animent depuis juin 2018 un Groupe de Travail « Intelligence Economique Territoriale » au sein de Régions de France.
Si une économie ouverte sur le monde est source d’opportunités, elle est également porteuse de menaces qu’il s’agit d’identifier et de juguler. La crise sanitaire et économique actuelle montre tous les effets pervers d’une mondialisation insuffisamment anticipée et contrôlée qui va de pair avec une perte de souveraineté économique des pays européens. La transformation numérique en cours, source de développements, expose aussi les économies mondiales à des risques réels. L’exemple le plus flagrant est la cybercriminalité qui occasionne chaque année d’importants sinistres économiques.
Ces cyberattaques se sont d’ailleurs fortement intensifiées durant la période de confinement. Dans ce contexte, l’information à haute valeur ajoutée est une matière première précieuse et sensible, avec la difficulté non pas forcément d’y accéder, mais d’en évaluer la pertinence, de réellement l’exploiter et également de la protéger. Dans la guerre économique que subissent territoires et entreprises, le recours aux actions combinées d’anticipation, d’influence et de protection, constitue une carte maîtresse, tant sur les plans offensif que défensif. L’objectif premier de l’Intelligence Économique Territoriale (IET) est de consolider et d’optimiser les atouts de tout acteur économique d’un territoire. Dans cette approche, l’IET propose une lecture géopolitique de la globalisation (un éventail de lectures, plus exactement) qui mène à des pratiques ayant comme objet central le « renseignement économique » (par des moyens légaux).
Le défi est d’autant plus grand que derrière l’IET, ses discours, ses vocabulaires, ses pratiques, ses méthodologies et ses outils se cachent des enjeux politiques au sens strict du terme : la maîtrise du destin des collectivités humaines qui vivent sur nos territoires et qui dépendent de l’activité économique qui s’y déploie (emploi, moyens financiers pour investir, aménager, etc.). L’IET recouvre une culture, des méthodes et des outils pour les Régions dans leur rôle de chef de file du développement économique, rôle qui leur a été conféré avec la loi dite de Nouvelle Organisation du Territoire de la République (NOTRe), du 7 août 2015, avec une compétence exclusive pour définir des orientations en matière de développement économique sur leurs territoires, attribuer des aides directes et définir les régimes d’aides aux entreprises. Le 30 mars 2016, la plate-forme commune « Ensemble pour l’Emploi » signée entre l’Etat et Régions de France a reconnu les Régions comme les copilotes, avec l’Etat, de dispositifs d’IET. Il a ainsi été proposé aux Régions qui le souhaitaient de se placer dans un dialogue étroit avec l’Etat. Plusieurs Régions se sont alors portées candidates pour expérimenter un nouveau dispositif d’organisation de la politique publique d’IET. Plusieurs d’entre elles avaient, en parallèle, pleinement intégré les démarches et les outils d’Intelligence Économique dans leurs Schémas Régionaux de Développement Economique, d’Innovation et d’Internationalisation (SRDEII).
La Normandie a été retenue fin 2016 en tant que région pilote de l’Intelligence Économique Territoriale. A l’initiative de sa Commission « Développement Economique », Régions de France a décidé en mars 2018, la mise en place d’un Groupe de Travail spécifique sur l’IET dont le pilotage a été confié à la Région Normandie. Au niveau national, la Normandie est en effet reconnue comme un territoire précurseur. 10 Régions ont activement participé au groupe de travail de Régions de France : Auvergne-Rhône-Alpes, Bourgogne- Franche-Comté, Corse, Grand-Est, Ile-de-France, Normandie, Nouvelle-Aquitaine, Pays de la Loire, Réunion et Région Sud-Provence-Alpes-Côte d’Azur. Les échanges, les retours d’expériences sur les dispositifs et actions en place ou en projet dans les Régions, l’audition d’experts et de praticiens de l’Intelligence Economique (privés et publics), de chercheurs (économistes, géographes, sociologues…) et de représentants des Ministères en charge du sujet au niveau national ont révélé la grande variété et la richesse des approches en termes de développement, de méthodes et d’outils d’Intelligence Économique. Ces travaux se sont conclus par la publication d’un livrable, véritable vademecum des bonnes pratiques de l’Intelligence Économique dans les territoires, intitulé « L’Intelligence Économique Territoriale : une ambition des Régions françaises pour la compétitivité des entreprises et des territoires » (disponible en téléchargement sur le site de Régions de France).
Dans le contexte de la crise sanitaire et économique actuelle, il s’agit d’un document qualifié d’utile et de constructif pour penser le rôle et l’action des collectivités territoriales en matière d’intelligence et de sécurité économique. Un événement comme cette crise révèle à nouveau le caractère vital de l’IE pour notre pays et nos territoires, et notamment dans ses dimensions « Anticipation » et « Prospective ». La thématique IET était jusqu’à présent du domaine quasi exclusif de l’Etat, et à ce titre axée essentiellement sur la seule dimension « sécurité économique ». Or la sécurité économique est aussi un vecteur de développement et d’attractivité pour les territoires lorsqu’elle s’articule aux autres composantes de l’IET que sont les actions de Veille/Anticipation/Prospective et d’Influence. Avec les Régions, une dimension pleinement opérationnelle est donnée à cette thématique, notamment auprès des entreprises et des acteurs du développement économique. A partir de décembre 2018, le groupe de travail IET de Régions de France a constitué le cadre des échanges avec les services de l’Etat en charge de l’Intelligence Economique Territoriale (Service de l’Information Stratégique et de la Sécurité Economiques/ Direction Générale des Entreprises/Ministère de l’Economie et des Finances, et Service du Haut Fonctionnaire de Défense/Ministère de l’Intérieur).
Du fait de l’importance d’une coordination multiniveaux sur ce sujet et des enjeux de l’Intelligence Économique Territoriale/Sécurité Économique pour les entreprises et les territoires, et pour faire suite au Décret du 20 mars et la circulaire du 17 juillet 2019 relatifs à la nouvelle gouvernance nationale de la sécurité économique, il a été décidé de formaliser conjointement l’articulation possible entre les Régions et l’Etat dans un document-cadre. Les échanges ont abouti à la signature, le 18 décembre 2019, de la Charte partenariale Etat – Régions de France « Intelligence Économique Territoriale/Sécurité Économique » par Bruno Le Maire, Ministre de l‘Economie et des Finances, Laurent NUNEZ, Secrétaire d’Etat auprès du Ministre de l’Intérieur et Renaud Muselier, Président de Régions de France (document téléchargeable sur le site de Régions de France). Cette Charte propose une méthode et des préconisations pour déployer des stratégies de souveraineté économique territoriale. La crise actuelle met aussi en lumière l’importance des notions de Sécurité Globale et de Résilience, à construire collectivement dans les territoires (la résilience économique est en effet une notion fortement territorialisée). Ainsi, l’élan de résilience économique post-crise sanitaire et le ou les Plans de Relance à venir, ainsi que les futurs Contrats de Plan Etat-Régions qui en seront les principaux leviers, auront notamment pour ambition de réarmer économiquement les territoires, justifiant d’autant plus de recourir aux outils et méthodes de l’IE. Et les notions de travail et d’actions coordonnées en réseau, de prévalence de l’échelon régional, de nécessaire spécialisation territoriale devront fortement être intégrés dans ces documents programmatiques. Auront alors toutes leur place des logiques de type « think tank » et des logiques de type « commandos » ou petites unités informationnelles, travaillant en réseau et en transversalité.
L’enjeu va certainement être de faire travailler collectivement des personnes qui ne sont pas forcément habituées à le faire, et qui ont des cultures et des objectifs différents, voire contradictoires. Le management de l’intelligence collective au sein des dispositifs d’intelligence territoriaux va constituer clairement en enjeu majeur, avec des hommes de terrain déterminés à faire avancer les projets et aptes à « cultiver l’intelligence locale »